jeudi 14 mai 2015

DIABLOGUES

« Au théâtre, il n’y a rien à comprendre, mais tout à sentir. » 
Louis Jouvet

Il y a "Un", il y a "Deux"... deux personnages qui parlent devant nous. On ne sait pas qui ils sont ni ce qu’ils font. On ne connaît d’eux que leur dialogue présent. Nous sommes des auditeurs, nous écoutons leur parole, leur langage plus précisément. Car dans ces "Diablogues" de Roland Dubillard, les mots prennent le sens que chacun des interlocuteurs veut lui donner. Chaque questionnement, d'absurde devient profondément réfléchi....

Pourquoi aller au restaurant quand on a faim ?
Un tire-bouchon tire les bouchons vers le haut, un compte-gouttes, fût-il de Besançon, pousse les gouttes vers le bas, c'est donc un "pousse-gouttes"...
Et le point d'exclamation du plongeur lorsqu'il dit "Hop !" ? Ce point d'exclamation, n'est-ce pas plutôt un plouf ? Une gerbe ?
Nous ne sommes pas restés des singes, vu qu'on avait des pieds...

Avec les Brûleurs de Planches, mes comédiens de la troupe "ado", nous nous sommes plu à monter quatre de ces Diablogues : "La poche et la main", "Au restaurant", "Le compte-gouttes" et "Le plongeon".

On serait tenté d'interpréter "Les Diablogues" de Dubillard sans jeux de scène, avec une économie de gestes et de mimiques. N'oublions pas qu'il s'agissait à l'origine de pièces radiophoniques... Alors comment les mettre en scène sans renier leur genèse ? De quelle manière donner à voir ce qui s'entend ?
Nous avons choisi le mime.
Le mime parce que la première partie de notre spectacle présentait une pièce de la commedia dell'arte (voir ici) et que la pantomime est précisément une descendante lointaine de la commedia dell'arte...
Le mime aussi parce que les textes de Dubillard sont l'expression d'un rapport de l'homme à l'espace, au temps, aux autres hommes, au corps et à l'esprit... 
"C'est le geste qui sort le texte", nous sommes-nous dit. "Et c'est le geste qui sert le texte."
Chaque diablogue s'organise autour d'une pensée surgie du corps... une pensée mimée par les mots... alors... mimons aussi avec le geste ! Mais avec élégance et parcimonie. Car si Dubillard écrit drôle, il ne s'embourbe pas dans le vulgaire. Restons fins et humbles ! 
Les textes de Dubillard cultivent la nature primitive des mots, il nous a semblé intéressant de nous pencher sur la gestuelle "primitive" associée à ces mots... nous avions l'esthétique du Verbe, nous avons souhaité lui associer l'esthétique corporelle...

Voici :


DEUX : Pour moi, il est mort.

UN : Qui ?

DEUX : Le garçon.

UN : Non. On l'aurait entendu.

DEUX : Pas forcément. Il y a des gens qui meurent sans faire de bruit.

UN : Oui, mais pas les gens qui portent de la vaisselle.

DEUX : N'empêche, c'est pas un endroit où il faut venir quand on a faim, votre restaurant.


UN : Vous feriez mieux de regarder les turcs. C'est des gens très curieux. Regardez, y en a la moitié qui piquent une espèce de crise, regardez ! Ils s'arrachent les cheveux ! Ça doit être une tradition, à la fin des repas, chez les turcs... Ah non, mais réellement ça devient de l'hystérie ! Ils sont tout rouges ! Dites, ça ne doit pas être des turcs, vous savez. Ils sont plus civilisés que ça, les turcs.

DEUX : C'est pas des turcs, andouille ! C'est une glace. Le gars qui s'arrache les cheveux, c'est moi, et celui qui a l'air d'une andouille, c'est vous.

UN : Ah ? C'est nous ? Jamais j'aurais cru que nous étions aussi nombreux. Qu'est-ce que vous prenez ?

oOo


UN : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10. Dix gouttes, il m'a dit le docteur. Dans un peu d'eau sucrée, avant les deux principaux repas.
DEUX : Vous êtes sûr que vous en avez mis dix ? Moi, j'en ai compté douze.
UN : Vous êtes sûr ?
DEUX : Je me suis peut-être trompé. J'en ai compté treize, mais la dernière je n'en parle pas, c'était une bulle. Enfin, ça n'a pas d'importance. L'important c'est que vous, vous soyez sûr de votre compte.
UN : Sûr, sûr... Comment voulez-vous que je sois sûr. Il faudrait que je recompte.
DEUX : Moi, à votre place, je recompterais, parce que sur le flacon, c'est marqué : "Ne pas dépasser la dose prescrite".
UN : Ben oui, mais comment voulez-vous que je les recompte, moi ! les gouttes, maintenant, on ne les voit plus. Elles se sont mélangées dans le verre.
DEUX : Oh, ben alors, ça fait rien.
UN : Comment, ça fait rien.
DEUX : Ben oui, du moment qu'elles se sont mélangées, c'est plus des gouttes. C'est une flaque. Il peut pas y en avoir douze... Il ne peut pas y en avoir dix non plus d'ailleurs.


UN : Ah ça bien sûr, si j'avais de l'argent à gaspiller, je m'achèterais un compte-gouttes automatique.
DEUX : Ça se trouve, ça ?
UN : Forcément puisque tous les taxis, ils en ont un. Oui, sous le tableau de bord. Ca fait tic-tac et ça marche tout seul.
DEUX : C'est pas les gouttes que ça compte, ça, c'est les kilomètres.
UN : Allons ! Les chauffeurs de taxis, ils n'ont aucune raison de compter les kilomètres, parce que les kilomètres c'est pas à eux, ils peuvent pas les vendre.
DEUX : Alors à quoi il sert leur compteur ?
UN : A compter les gouttes d'essence. C'est un compte-gouttes.

  
UN : Voilà ce que j'appelle un compte-gouttes. Un outil soigné comme ça, je vous jure qu'on peut faire du bon boulot avec.
DEUX : Oui, seulement elles sont remontées trop vite, vos gouttes. Vous n'avez pas eu le temps de les compter.
UN : J'ai pas essayé. Un compte-gouttes, si vous saviez un peu ce que c'est, ça ne fonctionne que dans un sens.
[...] 
UN : Ça compte les gouttes qui sortent, pas les gouttes qui rentrent. Y a un sens quoi. C'est comme les tire-bouchons.
DEUX : Oh, ça hein ...
UN : Quoi : oh ça ? ...Les tire-bouchons, ça tire les bouchons vers le haut, le compte-gouttes ça pousse les gouttes vers le bas.
[...] 
DEUX : Oui... ça vous savez, ce n'est pas une raison, parce qu'y a pas que votre maman qui soit de Besançon. Y a des tas de gens qui sont de Besançon. Et puis il me semble qu'un compte-gouttes vraiment perfectionné, ça devrait compter les gouttes dans les deux sens : quand elles rentrent et quand elles sortent.
UN : Je vous demande un peu à quoi ça servirait de les compter deux fois, les gouttes, pour un compte-gouttes. Et puis ça aurait l'air malin si on trouvait pas le même compte la deuxième fois.
DEUX : C'est pourtant ce que vous êtes obligé de faire en ce moment, de les compter une deuxième fois, vos gouttes.
UN : Oui, mais ça, c'est de ma faute. Quand on compte quelque chose, faut faire attention. Si j'avais fait attention, j'aurais pas besoin de les compter une deuxième fois.
DEUX : Ah bon, parce qu'en plus, c'est vous qui devez faire attention. C'est vous qui devez les compter, vos gouttes. Le compte-gouttes, lui, il ne compte rien du tout.
UN : Et alors ? Le tire-bouchon non plus, il tire pas tout seul, faut y mettre du sien.
DEUX : Si c'est tout à fait comme un tire-bouchon, j'appelle pas ça un compte-gouttes; moi, j'appelle ça un pousse-gouttes. C'est un pousse-gouttes. Votre maman s'est fait avoir.


DEUX : "Eh ben !" La réponse à ces diverses questions est un nombre. Quatre roues c'est une roue puis encore une roue puis encore une roue puis encore un roue... puis encore une roue. Quatre pieds c'est un pied (etc)...Quatre soldats c'est un soldat, etc. Nous pourrions écrire : quatre point-point-point, c'est un point-point-point puis encore un point-point-point (etc)..., et mettre toujours le même mot à la place de point-point-point, et là il y a une liste : marron, encrier, couteau, homme, fauteuil, ...
UN : Goutte ...
DEUX : Non, pas goutte ! Goutte ça y est pas.
UN : Ça devrait y être parce que quatre gouttes, c'est une goutte, puis encore une goutte, puis encore une goutte, puis encore une goutte.

oOo

  
DEUX : Ben vous voyez, ça trompe, les mains. On a l'impression comme ça, qu'elles se ressemblent, et même on serait embêté s'il fallait dire ce qu'elles ont de différent, et puis...

UN : Ce qu'elles ont de différent surtout, la main droite et la main gauche, c'est qu'elles ne sont pas situées au même endroit.

DEUX : Ça c'est vrai, Mais il y a autre chose, c'est qu'en réalité, elles font semblant de se ressembler. Regardez bien.

UN : Oui, vous avez raison. Elles font semblant. Laquelle des deux croyez-vous qui imite l'autre ?

DEUX : Je sais pas. Ça doit être la plus jeune qui imite la plus vieille.

UN : Pas possible. Moi, mes deux mains, elles ont le même âge.

DEUX : Quel âge elles ont ?

UN : Le même âge que moi.

DEUX : En tout cas, vos mains, elles sont comme les miennes : elles s'imitent très mal.


UN : C'est un réflexe. Ce doit être comme ça que la vie sociale a pris naissance chez les hommes. Comme ils ne pouvaient pas se serrer la main chacun tout seul dans son coin, ils ont eu l'idée de se serrer la main entre eux, alors fatalement, ils se sont dit : bonjour comment ça va. À partir de ce moment-là, ils se sont mis à causer. La glace était rompue.

DEUX : Et ça, ça ! Ce n'était possible que pour le genre humain, justement ! Parce qu'il fallait au moins avoir deux mains, ce que n'avaient pas les éléphants par exemple, qui sont tellement intelligents par ailleurs...

UN : Les éléphants, y a un facteur qui joue, c'est la trompe.

DEUX : Oui... Et il fallait pas non plus en avoir plus de deux, des mains. Parce que, regardez les singes qui en ont quatre, eh bien rien ne les empêche de se serrer la main droite tout seul avec l'autre main droite, la main droite du pied. Résultat, les singes sont restés des singes, et pour la vie sociale, ils lui ont dit adieu. Tandis que nous, on n'est pas restés des singes, vu qu'on avait des pieds.

UN : Comment, « on avait des pieds ! » Mais mon cher, on les a toujours ! Jetez un coup d'œil par terre, ils sont là.

DEUX : Eh oui ! Solides au poste. Dans leurs chaussures.

UN : Oui. Sacrifiés, dans un sens, car ce ne doit pas être bien drôle, l'existence du pied. Le soulier comme confort, on a beau faire, ça ne vaut pas le gant. Ça ne vaut pas la poche.

DEUX : Pauvres pieds, qu'on ne met jamais dans les poches. Qui ne se serrent jamais entre eux. Comme ils sont loin de nous !

UN : Rien de moi n'est plus loin de moi que mes pieds. Quelle tristesse dans leur exil...




 UN : Et la tête ! Libre. Car finalement, les singes, qui paraissent plus doués que nous pour un tel exercice, ce n'est pas eux qui jouent du piano à quatre mains : c'est nous.

DEUX : Tout de même, il faudra que je demande à mon spécialiste s'il ne pourrait pas me faire des poches à pied, dans mon complet Marron.

UN : Non. Il ne faut pas les habituer à la paresse, les pieds. « Qui se promène les pieds dans ses poches, il arrive qu'il croie marcher encore, cependant que déjà, et sans que rien l'en avertisse, il rampe. »

DEUX : Quoi ?

UN : C'est un dicton du folklore cul-de-jatte.



oOo





UN : Un, deux, trois, hop !

DEUX : Voila, ça, c'est bien vous ! Vous dites hop ! et puis vous ne sautez pas.

UN : Mais comment donc ! Je n'ai pas sauté, parce que vous, vous n'avez pas sauté !

DEUX : Comment je n'ai pas sauté ! Bien entendu, que je n'ai pas sauté ! Je n'allais pas sauter tout seul !

UN : Comment, tout seul ! Nous avons dit qu'à : hop, nous plongerions tous les deux ensemble. Si vous ne plongez pas, moi, je ne plonge pas non plus, voilà tout.

DEUX : Alors, si vous ne plongez pas, ne dites pas " Hop ! " Parce que quand vous avez dit " Hop ! " moi, pour un peu, je plongeais. Il s'en est fallu d'un rien. Heureusement que je vous ai regardé.

UN : Mais moi aussi, je vous ai regardé ! Et c'est même pour ça que je me suis retenu. J'ai même failli perdre l'équilibre. Si je ne m'étais pas retenu juste à temps, moi je serais dans l'eau en train de patauger, et vous, vous seriez toujours là en train de faire des mouvements pour vous réchauffer.

DEUX : Quel menteur vous faites ! Vous avez dit " Hop ! " pour que je plonge, mais vous, vous n'aviez pas du tout l'intention de plonger. Ça se voyait bien, que vous n'étiez pas décidé.

UN : J'étais pas décidé parce que je ne veux pas plonger tout seul et que je n'ai pas confiance en vous. Et j'ai eu raison de me méfier, parce qu'enfin quoi ! Avez-vous plongé oui ou non ?

DEUX : Non, j'ai pas plongé, parce que j'étais sûr que vous ne plongeriez pas.

UN : Mais qu'est-ce que vous en saviez que je ne plongerai pas ? Il fallait plonger quand j'ai dit " Hop ! ". À ce moment-la, moi aussi j'aurais plongé.

DEUX : Si vous attendez que je plonge pour plonger, moi, je n'appelle pas ça plonger ensemble.

UN : Si vous cherchez la petite bête, bien sûr qu'au millième de seconde, il y en aura toujours un qui plongera avant l'autre. D'après vous, faudrait peut-être aussi décider à quelle lettre du mot " Hop ! " il faut qu'on plonge. Parce que si vous plongez sur l'H et que moi je plonge sur le P, moi je serai en retard.

DEUX : Y a qu'à plonger sur l'O, voilà tout.

UN : Vous feriez mieux de plonger dedans.


UN : Oh, c'est pas parce que vous êtes tout nu qu'il faut faire le malin. Pour ce que vous êtes beau, en slip !

DEUX : Oui, ben, je suis peut-être pas beau en slip, mais moi au moins, j'ai un slip. Tout le monde peut pas en dire autant.

UN : Mais allez-y donc ! Criez-le, que je n'ai pas de slip ! espèce de gros dégoûtant ! Pour que tout le monde croit que je me produis comme ça, en plein air, pour attenter à la pudeur des gens qui pourraient passer le long du canal.

DEUX : Pas de ma faute si vous n'avez pas de slip.

UN : J'ai pas de slip, mais si vous le dites comme ça, les gens, ils vont croire que ça veut dire que je n'ai rien du tout.

DEUX : Eh bien, si vous voulez que les gens sachent ce que vous avez, vous n'avez qu'à le dire vous-même. Moi, je ne veux pas. Pour moi, vous n'avez pas de slip, un point c'est tout.



DEUX : Moi j'appelle un caleçon un caleçon. C'est comme les bidets, les pots de chambre...

UN : Je vous dis que ça suffit comme ça !

DEUX : Je suis pas responsable, si ça existe, ça ! les bidets, les pots de chambre, les caleçons...

UN : Mais mon pauvre ami, ce n'est pas ça qu'on va vous reprocher ! Que ça existe !

DEUX : C'est quoi alors ?

UN : C'est que ça fasse rire.

DEUX : C'est pas de notre faute si ça fait rire.

UN : Non. Mais les gens, ça les vexe, qu'on les fasse rire avec des choses dont on n’a pas le droit de parler.

DEUX : On n'a pas le droit d'en parler parce qu'elles font rire ?

UN : Non. Elles font rire parce qu'on n’a pas le droit d'en parler.

DEUX : Si on ne peut pas en parler sans rire, après tout, il vaut mieux rire et en parler tout de même. Parce que si on ne parle plus ni des bidets, ni des pots de chambre, ni des caleçons, au bout d'un moment on ne saura plus ce que c'est, ils se vexeront et ils se laisseront mourir.






« Proverbe borgne : Il faut être deux pour loucher.»

Roland Dubillard