HOMÈRE IN THE CITY
en librairie !
Dans sa tête, ça ressemble à un nuage d’orage. Ou à un buisson d’épines. À un buisson d’orage en nuage d’épines, gribouillé par un enfant. Il a le cerveau rempli de taches d’encre et de gros pâtés. Les traits s’enchevêtrent, les lignes se mélangent, il aimerait trouver le point de départ, l’endroit où le crayon a commencé à tracer, attraper le fil, tirer patiemment et tout démêler. Par moments, ce fouillis dans sa tête le panique, il a envie de hurler : « Je fais comment, hein ? Je fais comment pour sortir de là ? »
Lorsqu’il avait cinq ou six ans, Sol aimait lâcher la main de son père dans la rue pour piquer un sprint. Son père criait : « Sol ! c’est dangereux, fais attention aux voitures, attends-moi ! » Il se lançait à sa poursuite et l’enfant redoublait de vitesse, se prenait pour Spirit, l’étalon des plaines. Il galopait en jetant des coups d’oeil par-dessus son épaule et le trouvait beau, son père, avec ses mains tendues et son corps qui bondissait derrière en faisant le grand écart dans les airs. « Tu serais un danseur ! hurlait-il. Et moi je serais un cheval ! »
Sol vit avec son père, Melvin, dans un trois pièces cuisine au douzième étage de la tour la plus haute du quartier du Pont-des-Chèvres.
Pour eux, il y a eu un avant, léger, ensoleillé. Le quartier était leur royaume, rien ne pouvait leur arriver. Dans leur après, Sol a dressé des remparts infranchissables autour de lui et Melvin erre comme une âme en peine de l’autre côté.
Au-dessus de sa tête, les merles sifflent leur rap. Becs jaunes, plumes noires. Sol accélère. Il a dix-sept ans. Derrière lui, son père ne cavale plus avec ses bras en l’air, mais il continue à se faire des films, imagine qu’à chaque foulée ses pieds ne touchent pas terre. Je serais un cheval qui danserait sur le bitume du trottoir.
Tatepa va devenir plombier, Sol sera assistant technique en milieux familial et collectif, homme de ménage, quoi. Comme son père. Il a le chromosome de la serpillière dans les gènes.
La vérité, c’est qu’ils n’ont rien choisi. La machine à gérer les cas désespérés les a orientés en apprentissage, là où il restait de la place, là où on voulait bien d’eux. C’était ça ou rien. Ce qui les a surtout motivés, c’est qu’en alternance ils sont payés, même si Tatepa dit qu’ils sont exploités, qu’ils auront des tafs de merde et des vies d’esclaves.
- Émile ? Oui, il est comme vous, pas banal.
Il se penche sur la vieille dame.
- À votre place, je descendrais rien que pour le voir flinguer la chorale en toussant comme un tuberculeux et en braillant « à la glaire comme à la glaire ».
- Il fait ça ?
- Et plein d’autres trucs encore pires. Je suis sûr qu’il vous changerait les idées.
Elle grommelle, le nez dans sa collection.
- On verra, on verra…
Elle rit encore. Il adore son rire. Éclatant, avec plein de dents blanches et des lèvres autour. Des lèvres…
Contraindre un cheval, c’est entretenir ses peurs ancestrales, jouer avec ses nerfs, le plonger dans l’anxiété. Il n’y a pas de chevaux capricieux, il n’y a que des chevaux entravés qui se rebellent.