jeudi 26 décembre 2013

B.A. du coin.

Voilà. T’as festoyé, t’as profité des lumières, t’as aidé tes gosses à ouvrir leurs paquets, t’as regardé ta mère, ta sœur, tes proches avec un peu de profondeur. Y’avait de la chaleur, y’avait du bonheur, ça sentait le sapin et c’était beau, toutes ces couleurs.

Deco bougies1
T’as noëlisé.

Et là, tu marches, enveloppée des restes d’hier, en pensant à ton menu du 31. C’est toi qu’invites. Va falloir faire du bon, du classe, du chic. T’as envie de les épater, les copains… du gibier, du poisson, du lapin ? Tu le cuisines bien… avec des champignons, des galettes de polenta… comme quand t'étais gamine, dans les cuisines, avec Clara…
Du lapin pour le réveillon du 31 ? Ça fait assez réveillon, le lapin ? Ça fait province surtout.
Ouais, non, ça ne va pas… faut plutôt du foie gras et des verrines de p’tits machins, c’est plus tendance… du fait maison mais qu’a l’air de venir de chez le traiteur. (Ou alors - tu penses toujours en marchant- ou alors, tu prends chez le traiteur et tu mens. Tu dis que c’est  du perso, du « ça fait trois jours que je cuisine mais j’adÔre ! »)
Pffff, t’hésites… ne pas oublier d'acheter une nouvelle nappe aussi. Lilas. Tu mettras une déco fuchsia et partout du cristal… on aura la sensation d’être au printemps. Y’a pas à dire, tu sais créer l’ambiance, l’atmosphèèère.
Tiens, il neigeote. C'est de bon ton. Tu allonges un peu le pas à cause de ton brushing : dès que c'est humide, tu frisottes.
Va falloir que tu changes de trottoir. Y’en a un, là-bas, assis par terre. Avec ses poils partout, sa crasse, sa laideur, son impudeur. Et surtout, son gobelet. Le putain de gobelet qui t’agresse. Qui te gueule : « bon, tu vas la mettre ta pièce ? »


Tu donnes pas. 
Parce que si tu donnes, « il va s’acheter quoi, hein, le clodo ? Je vous le demande ? Du pinard ! Je veux pas être responsable de sa cirrhose ! ».
Sauf qu’il l’a déjà la cirrhose et qu’il s’en fout des roses, même par bouquet de six, qu’il est pas gras, son foie et que ça caille un 26 décembre. Qu’il a rien trouvé d’autre que se torcher la gueule pour sentir le chaud quelque part.
Voilà. Y’a une petite voix qui te souffle ça en ricanant.
Alors tu changes pas de trottoir, tu te dis dans l’ordre : B.A. - nouvelle année - sauvetage in extremis de mon âme. 
L’année dernière, t’avais juré que tu donnerais aux compagnons de l’abbé Pierre et puis t’as oublié. C’est le jour du rachat. Ça tombe pile poil. Tu penses plus à la nappe lilas, au cristal, à tout ça. Enfin si, mais en filigrane. T’arrives jusqu’au gobelet. Et là. Ça te scotche. C’est pas un clochard, c’est une clocharde.
Ah merde. (Sans point d’exclamation. Tu t’exclames pas. Tu t’atterres.) Du coup : sale atmosphère. Y’a du malaise dans l’air. Elle te regarde, la clocharde. Elle dit rien. Juste, elle te regarde. Tu voudrais trouver un mot, quelque chose de réconfortant, de sympa, de pas trop bourgeois, d’adéquat. Et y’a rien qui sort. Tu crois qu’elle a déjà réfléchi à un menu de réveillon, un jour dans sa vie ? tu penses. Et t’as honte de penser à un truc aussi con. 
C’est p’t'être la mère de quelqu’un.
Ça te claque dans la gueule.
Alors tu fous le camp, t’as une boule dans le ventre, dans la tête, dans la gorge. T’es une boule de quelque chose. T’es une boule d’angoisse. Ça pourrait être toi, cette femme. Tu l’as dit, le mot. C’est pas une clodo, c’est une femme.
Y’a une boulangerie au coin. T’achètes un sandwich, un café et un pain au chocolat. T’aimes ça, les pains au chocolat. Mais tu t’en offres pas à cause de tes cuisses. Du périmètre de tes cuisses. Merde à tes jambons ! Tu demandes un second pain.
Tu reviens sur tes pas et tu lui tends le poulet-mayo-tomates-salade , la viennoiserie franchouillarde et la tasse remplie de chaleur. Elle prend, elle mange, elle boit.
Alors toi, tu t’assois à côté et tu l’accompagnes. C’est drôlement bon, un pain au chocolat. Tu te rappelais plus à quel point.
Y’a des miettes qui tombent de ses lèvres. Y'a des miettes qui tombent des tiennes. Y’a vos miettes qui se mêlent sur le goudron et y’a un crétin de pigeon qui se prend pour une poule et qui picore. Ça vous fait marrer.

Cœur touche cœur.


Il y a toujours une boulangerie, une pâtisserie, un supermarket, un kebab, une sandwicherie au coin. Alors… si………  j’aime pas trop me la jouer donneuse de leçon, mais je te le dis quand même : si tu croises un gobelet sur un trottoir, avec quelqu'un derrière, file au premier truc du coin et reviens sur tes pas. À défaut de boire, il mangera.

S’il te plaît. Et même s’il ne te plaît pas.



A écouter :