Cours Sévigné.
Portail absolument monumental au
pied de trois marches. En haut des trois marches : lavoir à colonnettes
grecques… fines, élancées. Tout (lavoir, escalier, pourtour du portail) en
pierres de taille sable et sablées. Drôme... le sable minéral et le chant des
cigales, ce porche-portail que l’on franchit, cours Sévigné. Et derrière. Ecrin.
Rien de compassé, fouillis végétal.
Scène, là. Petite. Jolie. Basse. En
bois. L’ensemble, très naturel : théâtre de nature. Décors de lierre, merles, arbres,
herbes, lianes, feuilles, moineaux. Quelques abeilles. Libellules. Car, une
petite mare derrière le muret du fond. Gradins… pas très hauts. Dix rangées…
quinze ? Fauteuils orangés. Clins de soleil à travers les branches. Les dames
s’éventent avec les éventails de papier rouge et crème du festival.
Sur scène, se trouvent un porte
manteau, un fauteuil, une table. C’est tout. Avec le vert derrière.
Message d’accueil. Message des
intermittents. Très jolis. Bien fichus. Applaudissements. Musique. Belle
Epoque… Ecoute le pas de l’acteur qui arrive. Il n'est pas très grand, ni très
menu. Mais pas épais… il s’appelle Jean-Paul Bordes…"Paul Poiret, en
habillant l’époque"… adaptation de Jean-Philippe Noël.
Fable de Jean de la Fontaine. Puis,
Lecture.
Poiret écrivait aussi bien qu’il
habillait. Il était connu pour ces lettres galantes ou caustiques, élégantes, fines,
bien tournées…
On commence par quelques
courriers, ces débuts chez Doucet… Worth. Encore ce fameux mot que j'affectionne
: "ouvrier". La haute couture veut se mettre à portée… on lui demande
d’être "le fritier" chez le plus fin traiteur… ses frites auront du
mal à être avalées… Il délivre. Sa liberté fait peur. Plus de corset ? Hou ! Ho
! Ha ! Il écrit quelque chose comme : "Le corset tranche la femme en deux
parties inégales. D’un côté, la poitrine qui déborde sans grâce, écrasant par
le bas, le délié du cou et des épaules. De l’autre, le train que la dame
essoufflée tire comme une charrette. L’estomac débordant par-dessus cahin-caha".
(Je cherche l'authentique citation, ne la trouve pas. Vous la livrerai dès que.)
Puis. Pure grâce. Chemises aux
manches amples, manteaux kimonos, ceintures larges, d’un chic, d’un chic ! Gorge-de-pigeon,
cuisse-de-nymphe, gris, grège, que c’est triste, triste, qu'elles sont fades
les teintes du moment ! Du rouge, du bleu roi, du violet ! Hop là, voilà Poiret
! Il raconte tout ça… comment il monte sa "cabane à frites" chez
Worth… comment ces dames, princesses russes, comtesses, duchesses, s’en
régalent. Comment, il va voir Mister boss… "La cabane fonctionne, les
frites sont bonnes. Je vais aller faire marcher mon petit commerce tout seul".
Faubourg Saint-Honoré... c'est loin, excentré... faubourg ! Pas une chance pour
que ça prenne. ça prend.
Puis. Réjane. La sublime… longue
lettre. Souffle de celui qui dessine des tissus sur les épaules de femmes, drape
leurs poitrines, ceint leurs tailles de soie, caresse leurs cuisses, dévoilent
leurs mollets… échancrures, charmes et volupté… mots éperdus de Poiret. Début…
d’un grand.
Lettre très drôle où il dresse le
portrait de ses mannequins. Chacune décrite. Chacune dite. Flore, un ange à la
voix de crécelle, celle-ci, Adrienne, une nacre sans cervelle. Cette autre, si
fine dedans et dehors que les tissus la drapent d’intelligence… Chacun des mots
de Poiret à mon oreille, chaque demoiselle devant moi.
Une autre lettre. Rires dans le
public. Moi aussi. Récit savoureux d’une vengeance. Poiret délicieusement
rancunier. Madame de Rothschild fait venir chez elle, la Première, les plus
belles créations, les plus charmants modèles. Défilé privé. La baronne est
cliente. Retour échevelé de la Première et des filles. Outrées. Non seulement
la garce a osé les faire défiler devant un essaim de gigolos aux regards
grossiers, mais elle a osé lancer que la collection était d’une laideur sans
nom. "Ecrivez, monsieur, écrivez au baron, une de ces lettres dont vous
avez le secret." supplie la Première.
Poiret n’écrit pas. Il attend.
Eté. Automne. Hiver. Présentation
de la nouvelle collection. Rez de chaussée. Ces dames, impatientes. La baronne
de R., au premier rang… Poiret raconte… Comment il s’incline : "Madame, je
sais que mes robes ne vous plaisent pas, vous en avez fait part à ma vendeuse
dans votre maison, où j’ai déjà reçu un affront. Je ne désire pas en subir un
autre chez moi et je vous prie de vous retirer.
Courroux de madame de R. : "Monsieur,
vous savez à qui vous parlez ?"
Poiret : "C’est justement
parce que je le sais, madame, que je m’exprime ainsi : Veuillez vous retirer."
Elle : "Je n’ai pas
l’habitude d’être mise à la porte par mes fournisseurs et je ne m’en irai pas."
Et elle enfonce son derrière sur sa chaise.
Poiret : "Madame, je ne me
considère plus comme votre fournisseur. Cependant, si vous vous obstinez à
rester ici, on n’y montrera plus mes robes."
Et se tournant vers l’assistance,
il ajoute : "Les personnes qui désirent voir mes modèles sont priées de
monter au premier étage où le défilé continuera."
Départ précipité de la baronne.
Le lendemain, le baron de R. :
"Est-ce vous monsieur Poiret qui avez mis ma femme à la porte de votre
maison ?"… "Oui"… le baron : "Vous avez bien fait. Je
connais quelqu’un qui adore vos robes mais qui ne désirait pas la rencontrer..."
Le lendemain même, Jean Poiret
reçut la visite de Mme Gilda Darthy (maîtresse de M. de R.) qui fut l'une de
ses plus fidèles clientes.
J’adore. Vous entendriez la
langue ! De la haute couture !
Puis. Des lettres baroques, fêtes
exubérantes organisées pour le Tout-Paris, "Je voudrais faire comprendre à
ceux d’après-guerre, comment on s’amusait avant." écrira-t-il.
Puis. Lettres drôles encore, malgré
tout. Guerre. Mobilisation. Il est couturier ? Se retrouve tailleur. Le chef-tailleur
s’étonne : Poiret ne sais pas coudre !!!
Mais il dessine… redessine les
capotes bleu horizon des poilus… épisode savoureux de son arrivée à Marseille
où l'envoie le Ministère de la Guerre ...
Après-Guerre. Des bas, des hauts,
des sursauts... Des merveilles, des éclats de soie et de soleil... puis... lente
descente... ... Déclin...
Exode. Cannes... Poiret, ruiné, déclame
des œuvres de la Fontaine, pour gagner sa vie..... sa fable préférée, La cigale
et la fourmi...
Applaudissements. Je souris pour
Jean-Paul Bordes, pour Paul Poiret. Pour les lettres. Pour la langue. Pour la
beauté. L'hommage à la beauté. Bonheur.
Jean-Paul Bordes |
Voilà… sublime éclat du Verbe. Les
sons, le tintement des flûtes, les flots de champagne, liqueur du rire des
dames, les cannes de ces messieurs, glissements sur escarpins, velours, tapis, ciseaux... et les soies, taffetas, satins…
Aujourd'hui, souvenir déjà que je
vous narre... Cours Sévigné. Grignan. Poiret. Mon bureau un peu austère revêt
les ors et les couleurs de la Belle Epoque.
PS/ Oublié de vous dire : Paul
Poiret, la voix de Jean-Paul, acteur et, au moment où il lit les fastes des
fêtes, les drapés mauresques, les cuivres, les ors, les coiffes célestes, les
démarches ondulantes, les fruits, les fleurs, les tapis de violettes… chant de
midi d’un coq à Grignan ! Le coq à la fête. Et les canards dans le petit étang
derrière : ivres de toutes ces eaux-de-vie, eaux-d'esprit coulant à flots, et
même un coucou, un merle, une grive s’en mêlent ! J’écoutais ce pur ravissement.
C’était unique, cette fête saluée par ce décor vivant. Vous entendez ?