dimanche 6 juillet 2014

Carnet d'été (2) "Paul Poiret, en habillant l'époque"... Festival de la correspondance à Grignan.



Jeudi 3 juillet. 12h15. 


Cours Sévigné.

Portail absolument monumental au pied de trois marches. En haut des trois marches : lavoir à colonnettes grecques… fines, élancées. Tout (lavoir, escalier, pourtour du portail) en pierres de taille sable et sablées. Drôme... le sable minéral et le chant des cigales, ce porche-portail que l’on franchit, cours Sévigné. Et derrière. Ecrin. Rien de compassé, fouillis végétal.
Scène, là. Petite. Jolie. Basse. En bois. L’ensemble, très naturel : théâtre de nature. Décors de lierre, merles, arbres, herbes, lianes, feuilles, moineaux. Quelques abeilles. Libellules. Car, une petite mare derrière le muret du fond. Gradins… pas très hauts. Dix rangées… quinze ? Fauteuils orangés. Clins de soleil à travers les branches. Les dames s’éventent avec les éventails de papier rouge et crème du festival.

Sur scène, se trouvent un porte manteau, un fauteuil, une table. C’est tout. Avec le vert derrière.

Message d’accueil. Message des intermittents. Très jolis. Bien fichus. Applaudissements. Musique. Belle Epoque… Ecoute le pas de l’acteur qui arrive. Il n'est pas très grand, ni très menu. Mais pas épais… il s’appelle Jean-Paul Bordes…"Paul Poiret, en habillant l’époque"… adaptation de Jean-Philippe Noël.

Fable de Jean de la Fontaine. Puis,

Lecture.

Poiret écrivait aussi bien qu’il habillait. Il était connu pour ces lettres galantes ou caustiques, élégantes, fines, bien tournées…

On commence par quelques courriers, ces débuts chez Doucet… Worth. Encore ce fameux mot que j'affectionne : "ouvrier". La haute couture veut se mettre à portée… on lui demande d’être "le fritier" chez le plus fin traiteur… ses frites auront du mal à être avalées… Il délivre. Sa liberté fait peur. Plus de corset ? Hou ! Ho ! Ha ! Il écrit quelque chose comme : "Le corset tranche la femme en deux parties inégales. D’un côté, la poitrine qui déborde sans grâce, écrasant par le bas, le délié du cou et des épaules. De l’autre, le train que la dame essoufflée tire comme une charrette. L’estomac débordant par-dessus cahin-caha". (Je cherche l'authentique citation, ne la trouve pas. Vous la livrerai dès que.)

Puis. Pure grâce. Chemises aux manches amples, manteaux kimonos, ceintures larges, d’un chic, d’un chic ! Gorge-de-pigeon, cuisse-de-nymphe, gris, grège, que c’est triste, triste, qu'elles sont fades les teintes du moment ! Du rouge, du bleu roi, du violet ! Hop là, voilà Poiret ! Il raconte tout ça… comment il monte sa "cabane à frites" chez Worth… comment ces dames, princesses russes, comtesses, duchesses, s’en régalent. Comment, il va voir Mister boss… "La cabane fonctionne, les frites sont bonnes. Je vais aller faire marcher mon petit commerce tout seul". Faubourg Saint-Honoré... c'est loin, excentré... faubourg ! Pas une chance pour que ça prenne. ça prend.

Puis. Réjane. La sublime… longue lettre. Souffle de celui qui dessine des tissus sur les épaules de femmes, drape leurs poitrines, ceint leurs tailles de soie, caresse leurs cuisses, dévoilent leurs mollets… échancrures, charmes et volupté… mots éperdus de Poiret. Début… d’un grand.

Lettre très drôle où il dresse le portrait de ses mannequins. Chacune décrite. Chacune dite. Flore, un ange à la voix de crécelle, celle-ci, Adrienne, une nacre sans cervelle. Cette autre, si fine dedans et dehors que les tissus la drapent d’intelligence… Chacun des mots de Poiret à mon oreille, chaque demoiselle devant moi.

Une autre lettre. Rires dans le public. Moi aussi. Récit savoureux d’une vengeance. Poiret délicieusement rancunier. Madame de Rothschild fait venir chez elle, la Première, les plus belles créations, les plus charmants modèles. Défilé privé. La baronne est cliente. Retour échevelé de la Première et des filles. Outrées. Non seulement la garce a osé les faire défiler devant un essaim de gigolos aux regards grossiers, mais elle a osé lancer que la collection était d’une laideur sans nom. "Ecrivez, monsieur, écrivez au baron, une de ces lettres dont vous avez le secret." supplie la Première.

Poiret n’écrit pas. Il attend.

Eté. Automne. Hiver. Présentation de la nouvelle collection. Rez de chaussée. Ces dames, impatientes. La baronne de R., au premier rang… Poiret raconte… Comment il s’incline : "Madame, je sais que mes robes ne vous plaisent pas, vous en avez fait part à ma vendeuse dans votre maison, où j’ai déjà reçu un affront. Je ne désire pas en subir un autre chez moi et je vous prie de vous retirer.
Courroux de madame de R. : "Monsieur, vous savez à qui vous parlez ?"
Poiret : "C’est justement parce que je le sais, madame, que je m’exprime ainsi : Veuillez vous retirer."
Elle : "Je n’ai pas l’habitude d’être mise à la porte par mes fournisseurs et je ne m’en irai pas." Et elle enfonce son derrière sur sa chaise.
Poiret : "Madame, je ne me considère plus comme votre fournisseur. Cependant, si vous vous obstinez à rester ici, on n’y montrera plus mes robes."
Et se tournant vers l’assistance, il ajoute : "Les personnes qui désirent voir mes modèles sont priées de monter au premier étage où le défilé continuera."
Départ précipité de la baronne.
Le lendemain, le baron de R. : "Est-ce vous monsieur Poiret qui avez mis ma femme à la porte de votre maison ?"… "Oui"… le baron : "Vous avez bien fait. Je connais quelqu’un qui adore vos robes mais qui ne désirait pas la rencontrer..."
Le lendemain même, Jean Poiret reçut la visite de Mme Gilda Darthy (maîtresse de M. de R.) qui fut l'une de ses plus fidèles clientes.

J’adore. Vous entendriez la langue ! De la haute couture !

Puis. Des lettres baroques, fêtes exubérantes organisées pour le Tout-Paris, "Je voudrais faire comprendre à ceux d’après-guerre, comment on s’amusait avant." écrira-t-il.

Puis. Lettres drôles encore, malgré tout. Guerre. Mobilisation. Il est couturier ? Se retrouve tailleur. Le chef-tailleur s’étonne : Poiret ne sais pas coudre !!!

Mais il dessine… redessine les capotes bleu horizon des poilus… épisode savoureux de son arrivée à Marseille où l'envoie le Ministère de la Guerre ...

Après-Guerre. Des bas, des hauts, des sursauts... Des merveilles, des éclats de soie et de soleil... puis... lente descente... ... Déclin...

Exode. Cannes... Poiret, ruiné, déclame des œuvres de la Fontaine, pour gagner sa vie..... sa fable préférée, La cigale et la fourmi...

Applaudissements. Je souris pour Jean-Paul Bordes, pour Paul Poiret. Pour les lettres. Pour la langue. Pour la beauté. L'hommage à la beauté. Bonheur.

Jean-Paul Bordes


Voilà… sublime éclat du Verbe. Les sons, le tintement des flûtes, les flots de champagne, liqueur du rire des dames, les cannes de ces messieurs, glissements sur escarpins, velours, tapis, ciseaux...  et les soies, taffetas, satins…

Aujourd'hui, souvenir déjà que je vous narre... Cours Sévigné. Grignan. Poiret. Mon bureau un peu austère revêt les ors et les couleurs de la Belle Epoque.



PS/ Oublié de vous dire : Paul Poiret, la voix de Jean-Paul, acteur et, au moment où il lit les fastes des fêtes, les drapés mauresques, les cuivres, les ors, les coiffes célestes, les démarches ondulantes, les fruits, les fleurs, les tapis de violettes… chant de midi d’un coq à Grignan ! Le coq à la fête. Et les canards dans le petit étang derrière : ivres de toutes ces eaux-de-vie, eaux-d'esprit coulant à flots, et même un coucou, un merle, une grive s’en mêlent ! J’écoutais ce pur ravissement. C’était unique, cette fête saluée par ce décor vivant. Vous entendez ?

Denise dans la robe "Mythe", 1919

Lecture... :