mardi 15 juillet 2014

Carnet d'été (8) "Jacques Copeau et Louis Jouvet, le bel avenir"... Festival de la correspondance à Grignan.


Vendredi 4 juillet. 19h00
……… place Sévigné… averse. Goutte à goutte. Puis. Précipitation. Course. Petits pas des petits pieds de ma minuscule mère de cœur. Petits sauts mouillés. Sautillement de ses talons. Filons avec mon alouette, jusqu’à la porte du Tricot… Douche sous la voûte XIIIe siècle… 
L’alouette, sous sa porte rit à mon oreille, elle pépie, elle est trempée… en sandales, bien sûr. Spectacle pieds dans l’eau et… rasades devant, derrière, partout ! Arrosage d’oiselle fluette. Je m’inquiète… elle est frileuse… trempée ainsi, elle va être glacée.  Orage. Les pierres se tassent, les lézards se taisent. Tout est tapi, caché. Alors le ciel entonne sa furieuse fanfare. Pluie sonore. Déversement des flots. Grandes eaux dévalantes !
Correspondance de Jacques Copeau et Louis Jouvet… Pas de lecture sous le soleil ocre devant la Collégiale. Repli. Tous aux abris ! Retranchés. Salle des fêtes… Cours, mon alouette… cours dans les rues vides où dansent les parapluies furtifs.
Ici, brouhaha. Foule. Sons moites et impatients des spectateurs de Grignan… Protestations de ceux qui devaient être rangée A ou B, sur les gradins…
Ici, solution in extremis : pas de placement.
Ici, on vient écouter… on plonge là où ces lettres nous emportent. Il n’y a plus de rang. On s’assoit. Si gentille alouette se réchauffe. Aime quand on étouffe… oiseau de soleil.
"Jacques Copeau et Louis Jouvet, le bel avenir"… 19h00, salle Marquise de Sévigné. Grignan.
Avec Claude Duparfait et Thibault Vinçon… mise en lecture, Richard Brunel… Tous trois, éblouissants.

1913. Chantier ! Rénovation ! Jacques Copeau, trente-quatre ans, rend « son lustre et sa splendeur » au Théâtre du Vieux Colombier… Louis Jouvet, vingt-sept ans, régisseur… comédien… Naissance d’une amitié intense, complice, fervente. Enthousiasme et génie de l’un, de l’autre. Audace. Création. Spectacle !


Une photo prise en 1913 de Jacques Copeau en répétition ,
avec de gauche à droite, assis,
Charles Dullin, Copeau, Blanche Albane, Jane Lory, Suzanne Bing et Antoine Cariffa.
Debout, de gauche à droite :
Roger Karl, Louis Jouvet, Lucien Roche et Armand Tallier 
(collection bibliothèque de l’Arsenal)

1914. « Coup de tonnerre dans le ciel bleu », écrira Zweig. La Grande vient semer son bataclan d’obus en éclats.
Jouvet, formation de pharmacien, se retrouve médecin auxiliaire. Plongée. Guerre.
Copeau… réformé. Début de tuberculose pulmonaire. Vieux Colombier. S’attelle à la saison à venir.
Correspondance.
L’un nage dans le pus, l’autre dans son théâtre.
« Il faut préparer le bel avenir, écrit Copeau. Nous ferons ensemble de grandes choses quand la paix nous sera rendue ! »


Théâtre du Vieux Colombier
L’un navigue entre seringues, bassins de sang... pus... pansements... tête ailleurs dès qu’il peut… en coulisse. Ecrit. « Mon patron », ainsi appelle Copeau. « Patron, ça vient de Pater. » Filiation. Dans les cris des plaintes des blessés, pense décor, éclairage, plateau… à Else, sa femme… à son enfant qui va naître… Courage. « Je gonfle le ballon de ma joie à petites journées.»
« Mon petit… », répond Copeau… « mon petit… » Il porte et soutient le jeune Louis. « Il y a en toi quelque chose d’absolument solide et sain. C’est ton amour du travail, ta passion pour ton art. »
1915. Pus, sang, bassins, pansements.
Copeau écrit. Sur leur « œuvre commune », leur théâtre. « Leur école de comédiens » qu’il s’attelle à créer. Il brûle d’un feu sacré. Foi. Dévotion à sa passion. Transmission d’ambition. Jouvet s’enflamme.
Pudeur de ces échanges. On frôle, on perçoit, rien de trop n’est dit sur l’horreur. Mister Humour, l’émotion sous le coude… Don de l’un à l’autre, de l’autre à l’un.
Anne-Marie, la petite Anne-Marie Jouvet est née… pas de permission pour son père. Pus, sang, bassins, pansements. Pus et sang et bassins et pansements.
Jacques prend l’enfant et sa mère sous son aile de bon patron. Couve, garde, protège… rassure Louis. Lettres, lettres, lettres… pas de permission.
Ils se portent, s’emportent : la passion du théâtre l’emporte.
Permission !
1916. Pus, sang, bassins, pansements.
Copeau : « J’attends tout de toi. Et je te demande une confiance illimitée. Pour cela, il ne suffit pas que tu m’aimes. Il faut que tu saches que je t’aime. »
Jouvet : « Je prends de plus en plus conscience de moi. Ma conscience de moi, c’est mon admiration, mon affection et ma confiance en vous. »
L’un s’appuie sur l’autre qui s’appuie sur l’un. Mettent en place les rêves… l’un est l’autre, l’autre est l’un. Ils se comprennent comme on pense, avec naturel. Formidables stratèges du théâtre du futur…
Jolie métaphore… Louis devient jardin de fleurs au milieu du pus, du sang, des bassins, des pansements.
Copeau : « Je sais comment vous travaillez en terme de machinerie-décoration, ce qui est un tout pour nous. Je sais de quelle façon les idées vous viennent, comment il faut même les susciter, quelle délicatesse elles demandent pour arriver à fleurir. Dans ce jardin-là, il n’y a pas une fleur dont je n’aie l’expérience. Il faut que le jardin fleurisse vite et qu’il rapporte. C’est le printemps, je serai le meilleur jardinier. »
Copeau encore : « Vois-tu, ce qui fait de notre œuvre une chose pleine d’une vertu mystérieuse, c’est que personne ne peut comprendre que nous nous aimons - Et comment nous nous aimons. »
Front. 
Pus, sang, bassins, pansements.


Louis Jouvet dans les tranchées de 1914 à 1917. ©DR
Épreuve pour Jouvet. Cantonnements : demeures dévastées, granges, châteaux abandonnés… Terrible. Toute une nuit au chevet d’un blessé. Il écrit : « Un petit, tout petit soldat de vingt-et-un ans qui a eu un anthrax, et voilà la deuxième nuit où il fait des complications […] je deviendrais neurasthénique et nerveux si je n’essayais pas aussi d’être courageux. […] Vraiment pas de fanfare ni de dentelle dans notre guerre. On est dans le coton hydrophile, le sang, le pus et les lavements. Ce n’est pas « joli », ni parisien. Ni aucun des qualificatifs qui « chapeautent » les petits papiers des journaux. »
Lectures. Saint-François de Sales. Son auteur de chevet. « Je vais m’embusquer dans un coin de verdure pour me pénétrer de la morale de Saint-François. » Lectures. Montaigne, Bossuet, Péguy, Verlaine……                                     
Lecture. Molière… Molière dans la guerre, annoté. Lu. Relu… Molière......... dans la guerre !
Lire porte, lire apaise doucement. 
« J’espère être un type après la guerre, enfin un homme, quoi. Je me rééduque, je m’exerce à la confiance, à la gaieté, à l’égalité d’humeur, bonté et autres vertus. Et pour que j’y fasse des progrès ici, il faut que ce soit sérieux ! Je serai toujours un peu hyperbolique, mais c’est nécessaire dans certains personnages. »
Au fur et à mesure de la guerre, lettres, lettres, lettres. Comme un journal de guerre, chroniques du front. Jouvet : « Je me suis fait une idée de la guerre beaucoup moins lyrique, beaucoup moins héroïque, maintenant que je suis dans le milieu idoine. » … Menace, danger, trouille, pudeur toujours. Et poésie : « je n’ai pas toujours l’esprit sans angoisse et je ne peux m’empêcher parfois de penser à l’imprévu qui m’enverrait voir derrière le panorama des étoiles dans les cantines éternelles. » Humour ! : « Sachez que nous montons une ambulance (qui est immobilisée) dans une maison (au cas où cet édifice pourrait être appelé de ce nom) et que nous ravalons, lavons, étayons, savonnons, brossons, tapissons, blanchissons, vitrons (avec des planches à cause de la lumière et de la rareté du verre), balayons, grattons, séchons, réchauffons, dortoirisons, latrinons, etc., etc., etc. »
Je suis longue quand je parle de Jouvet que j’aime et aime… longue. Trop longue peut-être… 
Vole au-dessus de ces maisons en ruine, infirmeries de fortune, la belle ombre du Vieux-Colombier. Bouquet rêve « cubes, plafond, étoffe, patience ». Dessine, ébauche, prend des notes. Propose une idée de décors-machinerie avec ces fameux cubes. Dessine plans. Rédige notice. Copeau tentera de la faire fonctionner avec des bouts de savon ! Il admire une telle activité dans de telles conditions. Ecrira à Jouvet : « Tu me plais. Je t’aime cher idoine ! Bénissons le ciel qui nous a faits nous rencontrer. Et désormais soyons tout entier l’un à l’autre. »
Et ainsi du théâtre jusqu’au pus et aux pansements. Des bassins et du sang jusqu’au théâtre, une exceptionnelle et infiniment intime et touchante correspondance d’amitié entre Copeau et Jouvet…
1917 : Démobilisation. Émotion. Planches, coulisses, rideau, décors, machins et machines. Jouvet est là. Chez lui. Copeau lui ouvre les bras.

Pas un bruit dans la salle des fêtes de Grignan. Les yeux brillent, pas une toux, un raclement, un son. Tous dans les mots. Tous dans les lettres. Tous dans les voix de ces deux acteurs. Tous unis par la ferveur de Copeau et Jouvet.
Respect
Rideau
L' Alibi - Louis JouvetErich von Stroheim
Lecture :

lundi 14 juillet 2014

Carnet d'été (7) "Remy de Gourmont, Le joujou patriotisme"... Festival de la correspondance à Grignan.


Vendredi 4 juillet. 12h30.

Pluie. J'écoute la pluie.
Avant, j’ai entendu les rues, désertées. Les rues vides. Puis la pluie dans ces rues vides.
Avez-vous déjà fait attention au vide de son ? Entre la rue vide et la pluie dans la rue vide. Respiration. Respira’son. Car cela existe. On n’entend rien. Rien. Ce n’est pas inquiétant. C’est un son générateur de silence. Il n’y a rien de plus apaisant qu’une brusque apnée du son. Suspension. Suspen’son.

La prochaine lecture a lieu aux jardins du Mail (M’aille… « Il n’y a que Maille qui m’aille »… oh pardon… je m'afflige moi-même de ma niaiserie... transmission de sons… transmi’son).

Cour. Pelouse. Mouillées… j’entends les jardins emperlés. Beaux. Plus sobres en nature que celui du cours Sévigné car plus « entretenus ».
Scène, gradins… rouge dossier, blanc écru de la tenture tendue au-dessus. Vert pelouse autour… gris tourterelle bâtisse XVIIe. A gauche. Calme.

12h30… Remy de Gourmont, lu par Dominique Pinon.

J’aime bien Dominique Pinon. Il a une « gueule ». Il joue dans Lelouch et Jeunet. Dans Richard III, et dans la dernière pièce d’Horovitz. Et… Le retour de Martin Guerre...
Flux. Articulation parfaite. Flot. Des lettres et des lettres et des lettres… parti-pris de l’adaptation. Me convient. N’ai pas la sensation d’être assaillie.
Sobre Dominique Pinon pour foisonnement littéraire. Parfait.

Lettres. On parle d’exigence littéraire, de préoccupations esthétiques… 
« Dom Quichotte est un poème, Salammbô est un poème, de même Pantagruel… Le roman originel fut en vers… l’Odyssée, l’Enéide… on a transposé les romans en prose pour les accommoder à l’ignorance et à la paresse des lecteurs plus nombreux… Le roman est un poème ; tout roman qui n’est pas un poème n’existe pas. » Les mots me portent, m’envoilent… je suis tellement en accord avec  ce que j’entends…

« Le conte réclame une condition particulière. Il faut pour l’écrire, l’illusion au moins brève d’être heureux. »

Lettres. Plume douce pour Mallarmé. Plume aimante mais sans  indulgence pour Victor Hugo, le grand poète ironiquement flagellé… 
« Musicien du verbe, il est au-dessus de tous ceux qui ont joué de la parole. Si sa pensée n'avait pas été un peu courte, et sa sensibilité un peu élémentaire, il eût été sans doute le poète parfait. »

Lettres… au sujet du Mercure de France (le troisième Mercure de France) dont il est l’un des fondateurs (nous sommes en 1890)… Figure discrète mais essentielle de Remy de Gourmont. Le ton de la revue est libre, travaillé, au dessus des "écoles".

Génération symbolistes... La poésie symboliste...  "Ennemie de l'enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d'une forme sensible…" (Maureas)

Lettres. Plume très vive, très alertement moqueuse, très fine et aiguisée. Coup d’épée !
Le Joujou Patriotisme (1891)… Pamphlet. L’imagerie patriotique mise à mal ! Réponse à un courrier de l’administrateur général qui l’informe qu’il est licencié de la Bibliothèque Nationale…
Il faut dire qu'il n'y va pas de plume tiède avec l'Alsace et la Lorraine ! Bigre ! Ne regrette pas la défaite de 70, la perte des deux provinces… 
« Le désir de renouer à la chaîne départementale les deux anneaux rouillés qu'un heurt un peu violent en a détachés ne nous hante pas jour et nuit. Nous avons d'autres pensées plus urgentes ; nous avons autre chose à faire. Personnellement, je ne donnerais pas, en échange de ces terres oubliées, ni le petit doigt de ma main droite : il me sert à soutenir ma main, quand j'écris ; ni le petit doigt de ma main gauche : il me sert à secouer la cendre de ma cigarette. »

« Il me paraît qu'elle a duré assez longtemps la plaisanterie des deux petites sœurs esclaves, agenouillées dans leurs crêpes au pied d'un poteau de frontière, pleurant comme des génisses, au lieu d'aller traire leurs vaches. Soyez sûr qu'avant comme après, elles mangent leurs rôtis à la gelée de groseilles, grignotent leurs bretzels salés et lampent leurs amples moss. N'en doutez point, elles font l'amour et elles font des enfants. Cette nouvelle captivité de Babylone me laisse froid.
La question, du reste, est simple : l'Allemagne a enlevé deux provinces à la France, qui elle-même les avait antérieurement chipées : vous voulez les reprendre ? Bien. En ce cas, partons pour la frontière. Vous ne bougez pas ? Alors foutez-nous la paix. »

Lettres. Lupus vers la même période… Cautérisations... défiguré… se retire du monde… ne vit plus que de lecture et d’écriture… Abondance de sa correspondance…
« J’ai vécu dans la nuit épaisse des écritures… j’écris ! Je me réalise comme je peux !... Le peu que je vis, je le vis dix fois. Toutes mes sensations sont intenses et je respire encore aujourd’hui les fleurs d’il y a vingt ans, et je les vois, et les mains, et les visages, et les cieux. »

Remy de Gourmont


Lettres. 1910, rencontre Natalie Clifford Barney. Passion. Délicate, élégante, infiniment émue et vive… Il sort… à peine… mais quitte sa retraite…
Lettres, lettres, lettres… Lettres intimes à l'Amazone, publiées en 1926 au Mercure de France.
« Je ne sais pas si le mercredi de cette semaine fut un jour particulièrement triste, mais je l’ai senti ainsi. Il me semble que j’aurais dû vous voir et qu’on me volait quelque chose.
J’ai pensé à vos mousses, à vos ronces, à vous-même et j’ai trouvé que j’avais eu bien peu d’imagination de vous conseiller cela, qui vous ennuiera. Puis quelle figure d’aller demander à un jardinier de mauvaises plantes ! On aura l’air de fous. Il faut être sérieux avec ces gens-là. Puis ce serait trop triste ! Il vous faut un tapis de roses de Noël, qui fleurissent l’hiver ; après on verra. »

Natalie Clifford Barney

Il ne pleut plus. Mort du « vieux capucin studieux », en 1915… rue des Saints-Pères…

... Une intellectualité éblouissante venait de lui, surtout aux yeux, dont les rayons étaient comme rapide, perçant arbres d'acier ..." (André Rouveyre)


Lettres. En mémoire.

dimanche 13 juillet 2014

Carnet d'été (6) "Jacques Vaché, dandy des tranchées"... Festival de la correspondance à Grignan.


Vendredi 4 juillet. 11h00.

Cour des Adhémar. 
Vélum de lin. Orangé des dossiers. Gramophone des cigales. Chut ! dit France Culture.
Rencontre littéraire. Patrice Allain raconte Jacques Vaché, écrivain sans œuvre. Lettres. Une nouvelle. Quatre dessins... à peine plus. 
Peut-être connaissez-vous le « groupe des Sârs », confrérie. Jeunes poètes révoltés. Désir de révolutionner la littérature. Ruades contre l’ordre établi.
« En route mauvaise troupe », revue de lycée. Juste avant quatorze ! la jeunesse flaire, la jeunesse pressent la déroute qui agite le monde. Une parution. Un exemplaire. Paru en… combien ? Rien… Un seul exemplaire encore connu ! C’est pour dire si c’était marquant pour qu’on en parle encore !
Guerre. Jacques Vaché, dix-huit ans sonnés, dandy des tranchées. Se moque de ne pas avoir de pain. Exige des foulards en soie dans ses colis ! Au milieu des « poilus », Jacques est rasé de près. Oui. Chaque jour, trouve le moyen de rester propre, chic, élégant. Se fait fabriquer un uniforme moitié de son camp, moitié du camp d’en face. Français ? Allemand ? Ni l’un ni l’autre. Sus à la guerre et aux camps ! Fallait oser !
1915. Vaché, blessé. Hôpital militaire. Là, rencontre d’une vie. André Breton. D’une vie ? Laquelle ? D’aucun dirait : la rencontre de la vie de Jacques, c’est André. Non. La rencontre de la vie d’André, ce fut Jacques. Breton en restera profondément marqué : " L'homme que j'ai le plus aimé et qui, sans doute, a exercé la plus grande et la plus définitive influence sur moi." confiera-t-il dans une lettre en 1949, à la soeur de Jacques........
1916, 17, 18… Jacque Vaché écrit… son œuvre sera épistolaire. Ecrit à André, à Théodore (Fraenkel), à Louis (Aragon). Oui. Ce n’est pas rien. A sa tante, à Jeanne Derrien, "Jeannette", son infirmière...
Ses « Lettres de guerre » (publiées par Breton, ensuite) qui deviendront une référence incontournable du mouvement surréaliste. Imaginez la puissance de cette écriture… l’impact aussi sûr et pénétrant qu’une balle. Tchac. Jacques écrit. Tchac, tchac, tchac.
On peut lire, ici, une partie de sa correspondance :
(A savoir, si vous découvrez, que Vaché désigne par, « le peuple polonais », Théodore Fraenkel.)
Jacques Vaché par lui-même.
Tchac, tchac, tchac… prises de position. Ne tranche pas. Tchac ! Que diable ! Radical, Jacques ! « Nous n’aimons ni l’art, ni les artistes »… prémices de DADA. Vaché noir, noir obscur, grinçant, affreux, suintant de cynisme... son fameux « Umour »… fondation du mouvement d’André Breton.
Furieux Jacques. Insensé. Fou ! Arme au poing, il somme de faire arrêter la représentation des « Mamelles de Tirésias » d’Apollinaire. Personne ne relatera l’épisode. Sinon, Aragon.
Le déni de tout ce qui est art… "l’art est une sottise", on en fait "parce que c’est comme ça et pas autrement – well – que voulez-vous y faire ?"........ noir humour, humour noir. Glaçant. Et drôle, et alerte, étonnant, quand on lit. Prodigieusement intelligent. De quoi se passionner, oui, encore, oui.
1919, overdose d’opium … Jacques Vaché retrouvé nu dans un hôtel aux côtés d’un autre homme… homosexualité... on le savait... mais cette mort ? flou tout ça… suicide ? Accident idiot, dit-on. Pourtant, Jacques avait parlé dans une lettre à Théodore, d’une "fourberie"… d’une envie d’orchestrer sa mort… Honte de sa famille. Bourgeoisie nantaise. Sa petite sœur n’apprendra son existence que bien plus tard. On ne parle plus de Jacques, le sulfureux qui, dans ses lettres, livrait des noms… orgies… messes noires… « erreurs de jeunesse » de ceux qui devinrent des notables. Silence. Mort enterrée.
Pas pour André Breton, marqué à vie.
Cigales. Malaise un peu. Vaché ne nous salue pas. Car il ne saluait jamais.
Jacques Vaché

vendredi 11 juillet 2014

Carnet d'été (5) "Sacha Guitry et son double"... Festival de la correspondance à Grignan.


Jeudi 3 juillet. 22h00. 
22h, Collégiale. Nuit. Sunlight. Écrin. Très précieux. Et majestueux. Tout en restant pur et humble. La pierre sablée se dore sous les projecteurs.

Et pourtant. Mon billet sera rageur et orageux.
« Sacha Guitry et son double »… la vraie-fausse, fausse-vraie correspondance de Guitry et Paul Roulier-Davenel… Je m’attendais à du savoureux. Moi qui n’ai pas très faim, souvent… j’étais en appétit. 
22h00. Je me pourlèche en attendant, au tout dernier rang.
Ai du mal à vous en parler au présent : ne fut jamais dedans. Car, pouah ! Décevant. Et même... écœurant.
Paul Roulier-Davenel : Jean-Claude Dreyfus. Pauvre. Pénible. Incompétent. J'ose (mais il osa !). Sait pas son texte… d’accord, c’est une lecture… Sait pas lire, alors. N’a jamais jeté un coin d'oeil, vraisemblablement, sur les feuillets qu’il tient à la main. Bafouille, bute, bredouille. S'embrouille. M'énerve. "Il est vieux", ont dit certains pour "l’excuser" après spectacle. Il n’est pas vieux !!! Il est de 46 ! Même pas 70 ans. Vieux !!! C’est juste qu’il s’assoit peinard sur son socle, sûr de son coup, de son bide et de son coffre… comme tant de "noms" qui se croient arrivés parce qu’ils sont parvenus à gravir quelques belles marches, ( je ne nie pas son talent d'acteur par ailleurs - mais là...)…  J’entends un gros fouillis… Pas débroussaillé. Mots mâchonnés et gardés en bouche. Pas articulés. Du grand flop d’acteur qui n’a plus rien à prouver et qui ne prouve rien, ouais.
En face Davy Sardou : Guitry ! Molière du meilleur comédien dans un second rôle. Fichtre ! Sans doute son talent s'est fait discret, ce soir-là. Ce fut un talent caché. Savait pas mieux lire que son copain Jean-Claude. Et : voix fluette. Fluette et mignonnette et sans fermeté !!! Aimable, admettons. Pas le moindre brin de timbre à la Guitry. Pas d'ampleur. Parti-pris ? Mais lequel ? Et, physique : petit, sans caisson... Vous avez déjà vu et entendu Guitry ?
Guitry, sans poitrine ! Guitry, bafouillant ! Guitry, anéanti !
Moi, atterrée par tant de médiocrité. Ces grands z’acteurs se foutent de la gueule du grand auteur !



Et puis… assemblages-lambeaux de textes… pas amateur de Guitry, le gars qui a adapté, pas connaisseur… Pierre Tre-Hardy (ne comprends pas, je l'admire d'habitude, cet homme-là ! Ô rage et consternation ! Quelle faiblesse l'a pris ?)... adaptation tellement libre, que ça ne se tient plus. ça part "en couilles", qu'on dit. Un flot de misogynie vulgaire… dictionnaire des citations, lettre F, comme Femme ? Non, comme Femelle, Fille… 
Quand Sacha est dentelle, élégance, quand il assassine avec délicatesse, il aime, monsieur l’adaptateur libre, entendez comme il aime ! avais-je envie de dire… il aime et vous le salissez avec votre mauvais travail, vos piètres acteurs… quand il s’engoue, vous riez grassement… quand il s’émeut, vous pleurnichez… et tout ça, essoufflé, suintant le théâtreux de salon, le pédant qui croit qu’il suffit de lire "Elles et toi", pour écrire un spectacle… Guitry c’est flamboyant, fleuri et fleurissant, là, ça puait le dahlia en plastoc, le toc.
Je n'ai pas écrit un billet politiquement correct. Comme un ou deux que j'ai lus, articles louant cette "lecture", petits papiers convenus des journaux culturels... Je hausse un sourcil perplexe : les journalistes ont-ils assisté ? N'ont-il pas perçu la faiblesse des applaudissements, leur absence, même, dans certains rangs ? Aucun rappel... pour rappeler, il faut déjà qu'on ait appelé. 

Pardonnez la vulgarité, m'sieurs dames, c'est d'en avoir vu et entendu, ça m'déteint d'ssus.


Écoutons Guitry :
Savoureux : https://www.youtube.com/watch?v=W7kaGpo2OzM
https://www.youtube.com/watch?v=eQTLzvEgsuI
https://www.youtube.com/watch?v=1_JXaxjiRTQ

mercredi 9 juillet 2014

Carnet d'été (4) "Céline, par le cuirassier Destouches"... Festival de la correspondance à Grignan.



Jeudi 3 juillet. 19h00. 


Avec Denis Lavant et François Deblock


Lectures spectacles du soir, Collégiale. Sublime, magistral, théâtral.

Le soleil sur la façade. Pierre sable sablée dorée. Entre des murs… et des toits. Parfois, dans une fissure, une petite touffe de vert… la nature a le droit d’aimer les églises.

Haute collégiale. En face : hauts gradins étroits. Vélums en rayons. Larges. Longs. Dais de soleil dînant. Plusieurs centaines de places…"Céline, par le cuirassier Destouches." François Deblock, le jeune Louis… Denis Lavant, Céline.

On y est. Tout de suite. Au moment terrible de la bataille de Poelkapelle. Correspondance inédite du jeune Louis Destouches à sa famille… C’est un chant d’oisillon. C’est pas méchant pour un sou. C’est tout fragile, émouvant, juvénile. C’est tout étonné d’être là. ça ne comprend pas trop… L’aime sa jument, ce bon petit gars… l’aime pas les officiers qui sont bornés… mais toujours poli et gentil et pas tant révolté. C'est qu'il la trouve vite absurde, cette guerre...

En face. Céline. Parce que c’est Céline, Denis Lavant. Céline. Rugueux. Les pages du Voyage. Réponse de l’homme à l’enfant… " On faisait la queue pour aller crever"... je cherche… comment faut-il percevoir cet échange ?… Ce n’est pas une réponse de l’un à l’autre… Regard ? Parallèle ? Non. Perpendiculaire… En ricochet. L’un ricochant sur l’autre. Ça va. Ça vient sur scène. Ça se mêle, ça se touche, ça se pousse. Violent. L’un sur les épaules de l’autre. Le plus vieux sur le jeune. Le poids. "La môcheté". La Guerre, ça rend vieux, on le sait. Denis Lavant. Il sait par cœur Céline. Il ne lit pas, il est. Il a la voix qui rocaille, qui ripe, qui grêle. Je comprends, j’entends, pleure comme une pierre sèche sous une averse abondante. C’est énorme et confondant et puissant. Ça coule dans mon intérieur. La seconde d'avant, j’étais imperméable. Et vlan ! Vlan ! ça me percute de plein fouet. Me pénètre. Milliers de gouttes de plomb de Louis Destouches et de Louis Ferdinand. Le Voyage, je l’ai lu deux fois depuis cet hiver… Echos. Echos de Céline. Vlan ! Vlan ! Vlan ! Dans mon cerveau. La voix de cet homme, avec les mots de cet homme. Et, la voix de cet enfant avec les mots de cet enfant. Le second devient le premier… Petit à petit… c’est terrible… Métamorphose. Peur de l’homme. De la guerre que l’homme fait à l’homme. Céline, Louis Destouches, un, évidemment. Dépucelage. Dépucelage de l'horreur. Je comprends. Le vieux ne répond pas à l’enfant. Le vieux EST la réponse de l’enfant.

Merde. Putain de guerre de merde. C’est pas une grande guerre. Genèse de l’œuvre avec ces lettres… Que de naissances aujourd’hui, ai-je pensé. Ecrire une lettre, c’est naître… c’est se donner à quelqu’un en quelque sorte, et se donner, n’est-ce pas naître ?

Il faudrait lire souvent des lettres. Car elles permettent de naître, renaître indéfiniment. La correspondance brave la mort. Victoire des Lettres. le Verbe. "V".

Quand je lis, quand j’écris, je me sens soudain très vivante.

François Deblock et Denis Lavant


Applaudissements nombreux. Céline, étrangement, loin de m'accabler, me donne envie de regarder les turpitudes de la vie en face, sans ciller, et de crier : Vlan, vlan, VLAN !

Et.
Ecouter. Voir absolument. Ceci : Les riches, d'après Céline, célinien Denis Lavant
https://www.youtube.com/watch?v=aSWp8dC221s

Et. Entendre absolument (bis) :
Aussi, ceci : Interview de Céline... le docteur Louis Destouches... "J'ai cessé d'être écrivain, pour devenir chroniqueur... la vraie inspiratrice, c'est la mort."
https://www.youtube.com/watch?v=F5CuPJG4GW0

Lire :





Carnet d'été (3) "Cocteau, lettres à sa mère"... Festival de la correspondance à Grignan.







Jeudi 3 juillet. 17h30. 


Cours Sévigné.

Rendez-vous avec Jean... maman et moi, 17h30. De nouveau cours Sévigné. Portail, arbres, merles, lierre, lianes, herbes et arbres, moineaux, grives et libellules. Du vert en fond de scène. Du vert, côté jardin. Du vert, côté cour… petit théâtre de verdure…

Quatrième gradin de gauche, premiers sièges à droite… De là, c’est encore plus beau.

Annonce de présentation, intermittents… Et. Une voix aigrelette. Adolescente. Boudeuse un peu. Puis, vite, vite enthousiaste, trépidante, trépignante, vive, vive, vive, joueuse, gracieuse, masculine, féminine.

Une saute de voix soudaine, jeta mes pensées dans ces nues ! J’y fus.  Nicolas Maury, alias Jean Cocteau. « Lettres à sa mère ».   "Ma chérie…" il dit, "ma chérie" à sa mère, et c’est beau. Et c’est drôle. Et le poète m’enivre, comme toujours ! Cocteau c’est un verre d’alcool doux qui devient capiteux en bouche, puis fruité en mémoire… fleuri… très pur. Un si bémol. Fragile et fort, pareil, vous entendez ? Une note funambule qui a le pied sûr mais qui nous inquiète un peu… nous affole, à peine. Cocteau à vingt ans, c’est un festival de sensations en éveil

Il s’enthousiasme, raconte tout à celle qui le gâte… ne la voit que si peu, toujours lui promet. Lui écrit chaque jour. Chaque jour, c’est inouï. Fils lointain et fidèle. Amour, ami. Tout cela à la fois… jaloux, tendre, admiratif… possessif… complice... ce qu’il l’aime...

Quand j’avais seize ans ou quatorze, je ne me souviens plus, je les ai lues, ces lettres. Et je suis tombée folle amoureuse de cet homme. Juste avant d’aimer Proust ! Et là, de l’entendre parler à sa mère, je l’aimais encore… mais plus comme une jeune fille, comme une mère, justement.

Il n’est pas futile, jamais. Brillant. On l’aime. Forcément, oui, on l’aime. "Maman chérie, je t'aime partout." Ce doit être très doux de lire ceci. Jamais, ce n'est indécent, inconvenant. Jean avait un sens aigu de l'amour. Ce n'est pas donné à tout le monde.

Il raconte ses longues soirées chez Rostand … leurs promenades, leurs jeux, leurs agapes !

L’admiration qu’il voue à Satie. Se récrie quand sa mère lui dit qu’une de ses amies n’en a pas dit de bien : "On ne dit pas de mal de Satie qui est une rivière de diamants… ton amie ne sait pas reconnaître une parure d’une babiole sans prix, sans doute n’en a-t-elle jamais eu de véritable."

Stravinski… c’est fou et merveilleux d’être l’ami de Stravinski, n’est-ce pas ?

Il se promène en Algérie… nous aussi… … C’est sulfureux, c’est lent, ça pue un peu, Alger ! « Il n’y a pas de chameaux ! Que des vaches ! »… il s’ennuie parce qu’il faut s’ennuyer là-bas, sinon, on ne comprend rien. Alger se visite paresseusement. Et, au fil des lettres, Alger la divine s’éclaire.

Poésie épistolaire. Œuvres complètes que toutes les lettres de Cocteau. Il en écrivait jusqu’à quinze par jour… mais celles à sa mère, les plus merveilleuses. Car tant d’amour… et ce charme enfantin toujours. Toujours on reste l’enfant, non ?

Perfection spontanée des lettres de guerre qui suivent bientôt… il fait le fier, le joli, le beau… protège, mais il est oiseau. Parfois.

La nuit de Noël sur le front… bravoure de l’enfant.

Nicolas Maury

Genèse de ses écrits à venir, ces lettres-ci… Sourires. Dans le théâtre vert de verdure à Grignan, Cours Sévigné. J’écoute naître un poète d’à peine vingt ans… vous entendez aussi… ? Même les cigales se sont tues, tellement le chant des mots de Cocteau est unique et beau.


dimanche 6 juillet 2014

Carnet d'été (2) "Paul Poiret, en habillant l'époque"... Festival de la correspondance à Grignan.



Jeudi 3 juillet. 12h15. 


Cours Sévigné.

Portail absolument monumental au pied de trois marches. En haut des trois marches : lavoir à colonnettes grecques… fines, élancées. Tout (lavoir, escalier, pourtour du portail) en pierres de taille sable et sablées. Drôme... le sable minéral et le chant des cigales, ce porche-portail que l’on franchit, cours Sévigné. Et derrière. Ecrin. Rien de compassé, fouillis végétal.
Scène, là. Petite. Jolie. Basse. En bois. L’ensemble, très naturel : théâtre de nature. Décors de lierre, merles, arbres, herbes, lianes, feuilles, moineaux. Quelques abeilles. Libellules. Car, une petite mare derrière le muret du fond. Gradins… pas très hauts. Dix rangées… quinze ? Fauteuils orangés. Clins de soleil à travers les branches. Les dames s’éventent avec les éventails de papier rouge et crème du festival.

Sur scène, se trouvent un porte manteau, un fauteuil, une table. C’est tout. Avec le vert derrière.

Message d’accueil. Message des intermittents. Très jolis. Bien fichus. Applaudissements. Musique. Belle Epoque… Ecoute le pas de l’acteur qui arrive. Il n'est pas très grand, ni très menu. Mais pas épais… il s’appelle Jean-Paul Bordes…"Paul Poiret, en habillant l’époque"… adaptation de Jean-Philippe Noël.

Fable de Jean de la Fontaine. Puis,

Lecture.

Poiret écrivait aussi bien qu’il habillait. Il était connu pour ces lettres galantes ou caustiques, élégantes, fines, bien tournées…

On commence par quelques courriers, ces débuts chez Doucet… Worth. Encore ce fameux mot que j'affectionne : "ouvrier". La haute couture veut se mettre à portée… on lui demande d’être "le fritier" chez le plus fin traiteur… ses frites auront du mal à être avalées… Il délivre. Sa liberté fait peur. Plus de corset ? Hou ! Ho ! Ha ! Il écrit quelque chose comme : "Le corset tranche la femme en deux parties inégales. D’un côté, la poitrine qui déborde sans grâce, écrasant par le bas, le délié du cou et des épaules. De l’autre, le train que la dame essoufflée tire comme une charrette. L’estomac débordant par-dessus cahin-caha". (Je cherche l'authentique citation, ne la trouve pas. Vous la livrerai dès que.)

Puis. Pure grâce. Chemises aux manches amples, manteaux kimonos, ceintures larges, d’un chic, d’un chic ! Gorge-de-pigeon, cuisse-de-nymphe, gris, grège, que c’est triste, triste, qu'elles sont fades les teintes du moment ! Du rouge, du bleu roi, du violet ! Hop là, voilà Poiret ! Il raconte tout ça… comment il monte sa "cabane à frites" chez Worth… comment ces dames, princesses russes, comtesses, duchesses, s’en régalent. Comment, il va voir Mister boss… "La cabane fonctionne, les frites sont bonnes. Je vais aller faire marcher mon petit commerce tout seul". Faubourg Saint-Honoré... c'est loin, excentré... faubourg ! Pas une chance pour que ça prenne. ça prend.

Puis. Réjane. La sublime… longue lettre. Souffle de celui qui dessine des tissus sur les épaules de femmes, drape leurs poitrines, ceint leurs tailles de soie, caresse leurs cuisses, dévoilent leurs mollets… échancrures, charmes et volupté… mots éperdus de Poiret. Début… d’un grand.

Lettre très drôle où il dresse le portrait de ses mannequins. Chacune décrite. Chacune dite. Flore, un ange à la voix de crécelle, celle-ci, Adrienne, une nacre sans cervelle. Cette autre, si fine dedans et dehors que les tissus la drapent d’intelligence… Chacun des mots de Poiret à mon oreille, chaque demoiselle devant moi.

Une autre lettre. Rires dans le public. Moi aussi. Récit savoureux d’une vengeance. Poiret délicieusement rancunier. Madame de Rothschild fait venir chez elle, la Première, les plus belles créations, les plus charmants modèles. Défilé privé. La baronne est cliente. Retour échevelé de la Première et des filles. Outrées. Non seulement la garce a osé les faire défiler devant un essaim de gigolos aux regards grossiers, mais elle a osé lancer que la collection était d’une laideur sans nom. "Ecrivez, monsieur, écrivez au baron, une de ces lettres dont vous avez le secret." supplie la Première.

Poiret n’écrit pas. Il attend.

Eté. Automne. Hiver. Présentation de la nouvelle collection. Rez de chaussée. Ces dames, impatientes. La baronne de R., au premier rang… Poiret raconte… Comment il s’incline : "Madame, je sais que mes robes ne vous plaisent pas, vous en avez fait part à ma vendeuse dans votre maison, où j’ai déjà reçu un affront. Je ne désire pas en subir un autre chez moi et je vous prie de vous retirer.
Courroux de madame de R. : "Monsieur, vous savez à qui vous parlez ?"
Poiret : "C’est justement parce que je le sais, madame, que je m’exprime ainsi : Veuillez vous retirer."
Elle : "Je n’ai pas l’habitude d’être mise à la porte par mes fournisseurs et je ne m’en irai pas." Et elle enfonce son derrière sur sa chaise.
Poiret : "Madame, je ne me considère plus comme votre fournisseur. Cependant, si vous vous obstinez à rester ici, on n’y montrera plus mes robes."
Et se tournant vers l’assistance, il ajoute : "Les personnes qui désirent voir mes modèles sont priées de monter au premier étage où le défilé continuera."
Départ précipité de la baronne.
Le lendemain, le baron de R. : "Est-ce vous monsieur Poiret qui avez mis ma femme à la porte de votre maison ?"… "Oui"… le baron : "Vous avez bien fait. Je connais quelqu’un qui adore vos robes mais qui ne désirait pas la rencontrer..."
Le lendemain même, Jean Poiret reçut la visite de Mme Gilda Darthy (maîtresse de M. de R.) qui fut l'une de ses plus fidèles clientes.

J’adore. Vous entendriez la langue ! De la haute couture !

Puis. Des lettres baroques, fêtes exubérantes organisées pour le Tout-Paris, "Je voudrais faire comprendre à ceux d’après-guerre, comment on s’amusait avant." écrira-t-il.

Puis. Lettres drôles encore, malgré tout. Guerre. Mobilisation. Il est couturier ? Se retrouve tailleur. Le chef-tailleur s’étonne : Poiret ne sais pas coudre !!!

Mais il dessine… redessine les capotes bleu horizon des poilus… épisode savoureux de son arrivée à Marseille où l'envoie le Ministère de la Guerre ...

Après-Guerre. Des bas, des hauts, des sursauts... Des merveilles, des éclats de soie et de soleil... puis... lente descente... ... Déclin...

Exode. Cannes... Poiret, ruiné, déclame des œuvres de la Fontaine, pour gagner sa vie..... sa fable préférée, La cigale et la fourmi...

Applaudissements. Je souris pour Jean-Paul Bordes, pour Paul Poiret. Pour les lettres. Pour la langue. Pour la beauté. L'hommage à la beauté. Bonheur.

Jean-Paul Bordes


Voilà… sublime éclat du Verbe. Les sons, le tintement des flûtes, les flots de champagne, liqueur du rire des dames, les cannes de ces messieurs, glissements sur escarpins, velours, tapis, ciseaux...  et les soies, taffetas, satins…

Aujourd'hui, souvenir déjà que je vous narre... Cours Sévigné. Grignan. Poiret. Mon bureau un peu austère revêt les ors et les couleurs de la Belle Epoque.



PS/ Oublié de vous dire : Paul Poiret, la voix de Jean-Paul, acteur et, au moment où il lit les fastes des fêtes, les drapés mauresques, les cuivres, les ors, les coiffes célestes, les démarches ondulantes, les fruits, les fleurs, les tapis de violettes… chant de midi d’un coq à Grignan ! Le coq à la fête. Et les canards dans le petit étang derrière : ivres de toutes ces eaux-de-vie, eaux-d'esprit coulant à flots, et même un coucou, un merle, une grive s’en mêlent ! J’écoutais ce pur ravissement. C’était unique, cette fête saluée par ce décor vivant. Vous entendez ?

Denise dans la robe "Mythe", 1919

Lecture... :